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2022-01-04 Articles

Lorsqu’un bout de fromage permet d’éviter bien des erreurs

4 janvier 2022

Nous avons tous déjà entendu l’expression « l’erreur est humaine ». Les avocats qu’ils soient débutants ou expérimentés, ou encore qu’ils pratiquent en solo ou en grand cabinet n’échappent pas à cette réalité.

Dans le cadre de cet article, nous vous présenterons le modèle du fromage suisse (modèle de Reason) qui d’une part, permet de comprendre la survenance d’une erreur afin d’en tirer des leçons et d’autre part, peut être utilisé pour effectuer une analyse de gestion des risques. Également, nous traiterons de l’application de ce modèle en matière de prévention des poursuites en responsabilité professionnelle.

1.    La naissance du modèle du fromage suisse

La fin des années 1980 a été marquée par plusieurs catastrophes : l’explosion de Tchernobyl et de la navette Challenger (1986), l’incendie de la station de Métro King’s Cross à Londres (1987), la marée noire d’Exxon Valdez (1987), l’accident maritime du Herald of Free Enterprise (1987) et l’explosion du Piper Alpha (1988).

Dès lors, la communauté scientifique s’est intéressée au domaine de l’étiologie des accidents, à savoir l’étude de leurs causes. Les travaux du professeur et psychologue de l’Université de Manchester, James Reason s’inscrivent dans ce domaine d’étude. En 1990, il propose le modèle du fromage suisse pour non seulement comprendre les causes de certains accidents graves, mais également tenter de les prévenir.

Depuis, l’application du modèle s’est étendue à d’autres types d’accidents, tels que les erreurs médicales, les écrasements d’avions ou les fraudes financières. Comme nous le verrons plus loin, le modèle s’avère également pertinent pour comprendre et prévenir les erreurs professionnelles liées à la pratique du droit.

2.    Qu’est-ce que le modèle du fromage suisse? 

2.1. Une approche systémique 

Tout d’abord, le modèle du fromage suisse appréhende la survenance d’une erreur selon une approche systémique. Certes, l’être humain est faillible et des erreurs sont à prévoir. Il peut être tentant et émotionnellement satisfaisant de rejeter la faute sur un individu pour la survenance d’une erreur. Cependant, les erreurs ont rarement une cause unique, c’est pourquoi l’approche systémique entrevoit ces dernières comme des conséquences dont les origines ne résident pas tant dans le caractère faillible de l’être humain, mais dans des facteurs systémiques en amont. Autrement dit, le modèle reconnaît tant le rôle des individus de première ligne que celui de l’environnement organisationnel et des gestionnaires qui le façonnent pour ce qui est de l’avènement ou de la prévention d’une erreur.[1]

2.2. Explication du modèle

Afin d’illustrer son approche, Reason a proposé une représentation inspirée de la forme et de l’aspect d’un fromage suisse, d’où le nom du modèle.

Pour Reason, un système possède différentes défenses, barrières ou mesures de protection dont la fonction est d’empêcher la survenance d’une erreur. Dans le modèle, ces dernières sont représentées par les tranches de fromage. Lorsqu’il est question de défenses, barrières ou mesures de protection, nous pouvons penser à la haute direction, le service des ressources humaines, les avocats, les adjointes, les procédures et les politiques d’un cabinet ou d’une entreprise.

Dans un monde idéal, le fromage n’aurait pas de trous. Cependant, dans la réalité, ce fromage est coupé en plusieurs tranches fines comportant chacune plusieurs trous répartis à différents endroits. Les trous représentent les faiblesses ou les défaillances des défenses. Ils sont dynamiques, c’est-à-dire que leur taille et leur localisation se transforment au gré des arbitrages, audits, maintenances, erreurs humaines, etc.  

Reason identifie deux types de faiblesses ou de défaillances : les défaillances actives (active failures) et les conditions latentes (latent conditions).

Les défaillances actives sont des actes dangereux commis par des personnes en contact direct avec le patient ou client ou le système. Appliqué au domaine du droit, nous pouvons penser aux avocats et à leur adjointe. Ces actes dangereux prennent diverses formes : dérapages, péremptions, erreurs et non-respect de procédures. Les défaillances actives ont une incidence directe sur la survenance de l’erreur.

Quant aux conditions latentes, elles découlent de décisions prises par les concepteurs, les constructeurs, les rédacteurs de procédures et les cadres supérieurs. Les conditions latentes peuvent demeurer en dormance pendant une certaine période jusqu’à ce qu’une défaillance active les révèle.

Ajoutons qu’une décision peut ne pas être intrinsèquement erronée. Comme le fait remarquer la professeure en droit de l’Université Laval et codirectrice du Groupe de recherche en droit des services financiers, Cinthia Duclos, une « mauvaise décision » en est une « lorsque l’organisation fait passer les objectifs de productivité et de rentabilité avant la sécurité des employés et la protection des clients »[1].

Les conditions latentes ont deux types d’effets négatifs : elles peuvent se traduire par des conditions qui provoquent des erreurs sur le lieu de travail local et elles peuvent créer des trous ou des faiblesses durables dans les défenses.[2]

De manière générale, les erreurs surviennent en raison de la combinaison de ces deux types de faiblesse ou de défaillance. En fait, une erreur peut passer inaperçue ou n’avoir aucune conséquence grave si cet imprévu ne traverse qu’une couche de fromage. En revanche, elle peut entraîner une catastrophe si les trous des différentes couches de fromage se superposent et que toutes les mesures de sécurité défaillent simultanément. La flèche bleue représente une succession des erreurs de tout type créant ainsi une trajectoire d’accident.

3.      Application du modèle du fromage suisse en matière de responsabilité

professionnelle des avocats 

Un avocat œuvrant au sein d’un cabinet privé omet d’introduire une procédure faisant ainsi perdre les droits d’un client. À première vue, l’avocat est le seul responsable de la perte des droits de son client.

Par contre, l’utilisation du modèle du fromage suisse met en lumière que l’adjointe de l’avocat a également omis d’informer celui-ci de l’échéance du délai. Il s’agit d’une défaillance (trous) dans une deuxième barrière de défense (tranche de fromage).

L’avocat tout comme l’adjointe expliquent leur omission respective par une surcharge de travail. L’avocat mentionne avoir un trop grand volume de dossiers. Quant à l’adjointe, elle doit assister quatre avocats.

Une analyse plus poussée révèle une série de décisions prises en amont. Plus précisément, plusieurs coupes budgétaires ont restreint les ressources allouées à l’embauche de nouveaux employés et ont également réduit la formation offerte. Ainsi, ces décisions constituent également des défaillances (trous) dans une troisième barrière de défense (tranche de fromage).

Aussi, le modèle du fromage suisse permet de constater que l’omission de l’avocat d’introduire une procédure dans le délai requis n’a été qu’une erreur parmi d’autres et qu’elle s’est inscrite dans la suite logique de décisions prises en amont.

Enfin, le modèle du fromage suisse influence les mesures correctrices proposées pour limiter la survenance d’une erreur. Une analyse de premier niveau qui s’intéresse à la cause directe de l’erreur entraîne des mesures correctrices limitées à l’avocat tel qu’un avertissement. Toutefois, une analyse plus profonde implique des interventions à d’autres niveaux.

4.     Mesures préventives 

Une question demeure : comment déployer le modèle du fromage suisse dans notre pratique?

Voici nos suggestions :

  1. Identifions et définissons les risques

    Il s’agit de recenser les risques auxquels est exposé notre cabinet ou notre entreprise, risques qui pourraient influencer les résultats attendus. Les risques auxquels nous devons réfléchir peuvent être liés aux avocats et aux employés de notre cabinet ou de l’entreprise au sein de laquelle nous travaillons. Il peut également s’agir de certains clients du cabinet ou de fournisseurs de l’entreprise. De plus, il importe d’étendre notre analyse aux décisions de la haute direction et aux politiques et procédures mises en place.

  2. Déterminons les mesures à prendre pour répondre aux risques

    Établissons des stratégies compte tenu de notre budget, des délais et de l’expertise disponible pour gérer les risques et réduire la probabilité qu’ils se produisent.

    Par exemple, la formation continue est l’une des stratégies qui reviennent fréquemment lorsqu’il est question de gestion des risques. Cette formation doit non seulement porter sur le droit substantif, mais également sur les meilleures pratiques professionnelles et la prévention des poursuites en responsabilité professionnelle.

    Un second exemple est de se doter de processus internes (ex. : recherche de conflits d’intérêts) ou de listes de contrôle (ex. : ouverture de dossier). De tels processus ou listes peuvent nous permettre de déceler un problème qui, autrement, serait passé inaperçu vu le rythme effréné de la pratique. De plus, ils limitent les risques d’oublis. Cela dit, en ce qui concerne les processus, il importe de s’assurer qu’ils peuvent être mis en œuvre de manière réaliste. Par ailleurs, comme les risques évoluent, il est également primordial de réviser régulièrement nos processus et nos listes afin de s’assurer de leur pertinence.

  3. Développons une culture de signalement (reporting culture) au sein de nos organisations

    Cela implique que chaque partie prenante se sente concernée par la gestion des risques et puisse rapporter les faiblesses ou défaillances qu’elle constate au sein de l’organisation dans un objectif d’amélioration continue.

En terminant, retenons que le modèle du fromage suisse permet non seulement de tirer des leçons de nos erreurs, mais également de gérer efficacement les risques et réduire ceux liés à la responsabilité professionnelle. En ce sens, il permet à nos organisations d’être plus résilientes et diminue notre perception de toujours devoir « éteindre des feux ».

 

Références :

Cinthia Duclos, « Le modèle du fromage suisse : Quand les failles s’additionnent », Gestion HEC Montréal, 24 novembre 2021, en ligne : https://www.revuegestion.ca/le-modele-du-fromage-suisse-quand-les-failles-sadditionnent.

Douglas A. Wiegmann, Laura J. Wood, Tara N. Cohen et Scott A. Shappell, “Understanding the “Swiss Cheese Model” and Its Application to Patient Safety”, (2021) Journal of Patient Safety, en ligne :

https://journals.lww.com/journalpatientsafety/Abstract/9000/Understanding the Swiss Cheese Model.aspx.

James Reason, “Human error: models and management”, (2000) 320:7237 Bmj 768, p. 769, en ligne : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1117770/.

Justin Larouzée, Franck Guarnieri et Denis Besnard, « Le modèle de l’erreur humaine de James Reason », [Research Report] CRC_WP_2014_24, MINES ParisTech. 2014, 44 p. ffhal-01102402f.

Mikael Krogerus et Roman Tschäppeler, Le livre des décisions, Paris, Éditions Alisio, 2018, 176 p.