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2021-03-01 Articles

La face cachée de nos décisions

1er mars 2021

La pratique du droit implique de prendre des décisions au quotidien. Nous aimons penser que ces dernières sont rationnelles et basées sur un examen minutieux de tous les faits, mais est-ce vraiment le cas?

Dans le cadre de cet article, nous traiterons des biais qui influencent nos décisions. Plus particulièrement, nous expliquerons brièvement le fonctionnement du processus décisionnel. Ensuite, nous aborderons les principaux biais susceptibles d’influencer le jugement des avocats ainsi que les risques qu’ils comportent eu égard à la responsabilité professionnelle. Enfin, nous explorerons des pistes de solutions visant à atténuer leurs effets sur la prise de décision.

Le processus décisionnel : Comment fonctionne notre cerveau?

Selon le professeur en droit Craig E. Jones, entre 90 % à 100 % de nos décisions sont prises inconsciemment. De fait, deux (2) systèmes composent le processus décisionnel.

D’une part, le Système 1 est ce que certains appellent le cerveau primitif. Il se situe dans la région des ganglions basaux et de l’amygdale. Il est associé à l’intuition ainsi qu’aux émotions et les décisions émanant de ce système sont inconscientes. Vous l’aurez donc compris : les biais sont intrinsèquement liés au Système 1. En psychologie sociale et cognitive, un biais constitue un raccourci intellectuel qui permet la prise de décisions rapides, intuitives et avec un moindre effort. En effet, il permet de porter un jugement ou de prendre une décision de manière moins laborieuse qu’un raisonnement analytique qui tiendrait compte de l’ensemble de l’information pertinente d’où le danger! Les biais peuvent amener les avocats à ignorer certains faits pertinents entraînant parfois des décisions ou des jugements erronés.

D’autre part, le Système 2 se situe au niveau du néocortex de notre cerveau. Ce système fonctionne plus lentement et les décisions émanant de ce dernier sont conscientes et rationnelles. La neuroscience suggère que le Système 2 est très peu utilisé et serait mobilisé principalement pour rationaliser les décisions prises par le Système 1.

Ajoutons que le recours aux biais est plus susceptible de se manifester lorsqu’une personne est fatiguée. À cet égard, la qualité des décisions tend à diminuer au fur et à mesure que la journée progresse. Certains réfèrent au concept de fatigue décisionnelle. Une illustration de ce qui précède provient d’une étude ayant analysé des décisions de la Commission des libérations conditionnelles en Israël. L’étude a révélé que les chances qu’un détenu soit libéré étaient d’environ 66 % si l’audience avait lieu le matin alors qu’elles n’étaient que de 10 % en fin de journée. Les chances d’être libéré connaissaient une légère remontée juste après la pause repas. Également, le stress, le multitâche et la pression du temps influencent négativement la prise de décision. 

Les biais : Leur influence sur la prise de décision

Bien qu’il soit difficile d’éliminer l’influence des biais dans la prise de décision, le premier pas pour ce faire consiste à prendre conscience de ces derniers. Aussi, voyons quelques-uns des biais susceptibles de se manifester dans notre pratique.

Le biais de confirmation : Il s’agit d’un biais qui amène l’avocat à rechercher l’information qui confirme une opinion ou une croyance préexistante ou encore à interpréter l’information de manière à confirmer cette opinion ou croyance. Certains avocats criminalistes connaissent ce biais sous le vocable de la « vision tunnel » qui amène des policiers à ignorer des preuves disculpatoires en raison de leur croyance profonde en la culpabilité d’un individu. Ce biais peut mener à des erreurs judiciaires.

Le biais d’ancrage : Le biais d’ancrage renvoie à l’utilisation d’une information comme référence alors qu’elle n’a aucun lien avec l’objectif poursuivi. De manière générale, il s’agit du premier élément d’information obtenu sur le sujet. L’effet d’ancrage se manifeste régulièrement en présence de chiffres. Prenons l’exemple suivant : dans le cadre de négociations, la partie qui formule la première offre de règlement possède un avantage puisque le montant offert constituera la base sur laquelle s’articulera la séance de négociation.

Le biais d’excès de confiance : Ce biais se manifeste par la tendance à surestimer ses capacités. Il s’illustre par des pensées telles que :

« Écrire sa théorie de la cause, c’est pour les jeunes avocats! J’ai eu plusieurs dossiers de la sorte, je sais ce que j’ai à faire ».

« Pas besoin de me préparer pour la présentation de ma demande de prolongation du délai d’inscription, les juges accordent toujours ce genre de demande. C’est gagné d’avance! ».

« J’ai un solide dossier! Allons à procès, je suis certain de gagner ».

Le biais de cadrage : La façon dont une situation est présentée influence la prise de décision. À titre d’exemple, dans un procès criminel, l’avocat qui veut convaincre le jury aura avantage à présenter le dossier sous forme d’histoire chronologique, à utiliser des mots chargés émotionnellement, à illustrer ses propos de métaphores ou d’analogies.

Un autre exemple : Un avocat discute avec son client des chances de succès d’un dossier. Dans le premier cas de figure, l’avocat mentionne à son client qu’il évalue les chances de succès du dossier à 60 %. Dans le deuxième cas de figure, il mentionne au même client qu’il y a 40 % des chances qu’un juge conclut en sa défaveur. Nous en conviendrons, il s’agit de la même information qui est donnée au client. Cependant, un client qui possède une aversion pour le risque sera probablement plus enclin à régler à l’évocation des 40 % des chances de perdre son dossier.

Le biais de soutien au choix : Ce biais réfère au fait de prendre des décisions sur la base de choix passés qui ne sont plus actuels. Il désigne également la tendance à rationaliser nos décisions passées alors qu’elles se sont avérées erronées. Une illustration de ce qui précède est l’avocat qui maximise les chances de succès et conseille à son client d’aller à procès. Or, le jugement donne gain de cause à la partie adverse. En discutant avec un collègue du dossier, l’avocat tente de se justifier en énumérant l’ensemble des motifs l’ayant incité à aller à procès.

La représentativité heuristique : Il s’agit de la tendance d’une personne à raisonner sur une question donnée en privilégiant les informations immédiatement disponibles, les événements qui frappent l’imaginaire ou qui sont exceptionnels. À titre d’exemple, un avocat en défense prend connaissance d’une décision dans une affaire similaire à la sienne qui accorde des dommages sans précédent à la partie demanderesse. Bien qu’aucun autre jugement n’accorde de tels dommages, cet avocat pourrait être tenté de suggérer à son client de régler le dossier pour un montant faramineux.

Les biais et leurs liens avec la responsabilité professionnelle

Nous l’avons énoncé brièvement ci-dessus, les biais peuvent être dangereux en matière de responsabilité professionnelle puisqu’ils favorisent un traitement erroné des faits ou des informations. Concrètement, les biais peuvent mener aux problématiques suivantes.

En début de dossier, ils sont susceptibles de conduire à une enquête incomplète concernant les faits du dossier ou encore à une collecte des faits soutenant uniquement sa position. En outre, les biais risquent de compromettre l’évaluation faite par l’avocat eu égard aux besoins et aux objectifs de son client engendrant des malentendus avec ce dernier.

Par ailleurs, les biais peuvent mener à une analyse de la preuve déficiente en ignorant les éléments de preuve contraires à sa position. Autrement formulé, l’avocat en vient à épouser la cause de son client l’entraînant à son insu vers l’abus de procédure. D’autres biais sont susceptibles d’amener l’avocat à accorder une importance indue à certains faits qui n’ont aucun lien avec sa théorie de la cause de sorte que la stratégie proposée à son client n’est pas optimale (Ex. : le biais d’ancrage ou la représentativité heuristique). Dans la même veine, il arrive qu’un avocat constatant un élément défavorable aux intérêts de son client conclut un peu trop rapidement aux faibles chances de succès du dossier alors qu’il existe pourtant des faits et des éléments de preuve allant dans le sens espéré du client.

Enfin, le danger réside également dans une préparation inadéquate en vue d’un procès, de la présentation d’une demande incidente ou d’une négociation, notamment par excès de confiance. L’avocat ne prendra pas la peine de prévoir une réponse aux arguments qui pourraient lui être opposés ou encore la recherche jurisprudentielle sur un point donné sera escamotée.

Éviter les pièges liés aux biais

Compte tenu de ce qui précède, voici quelques mesures préventives nous permettant de déjouer les pièges tendus par les biais :

  • Assurons-nous de récolter l’ensemble des preuves et faits pertinents à notre dossier et de les examiner avec la même rigueur. À cet égard, l’utilisation d’un canevas avec la théorie de la cause propre à notre type de dossier peut nous assister dans la collecte d’informations;
  • Dans le cadre de notre analyse du dossier, anticipons les arguments que la partie adverse pourrait nous opposer (anticipation de la stratégie de la partie adverse). Quelle est la force de ces arguments ainsi que celle de nos contre-arguments? Dans le même ordre d’idées, abordons le problème sous différents angles. Nous croyons que la meilleure manière de solutionner un litige est de le soumettre devant les tribunaux, mais avons-nous pensé à la médiation privée?;
  • D’ailleurs, ralentissons le processus de décision afin de nous permettre de soupeser l’ensemble des possibilités disponibles. Prenons les décisions importantes le moment de la journée où notre niveau d’énergie est élevé afin de contrer les effets de la fatigue décisionnelle;
  • Consultons des collègues pour vérifier le bien-fondé de notre position. À ce sujet, entourons-nous de personnes capables de nous exposer leur désaccord et de jouer à « l’avocat du diable ». À ce sujet, il est pertinent de s’entourer de personnes ayant différentes caractéristiques pour apporter des perspectives nouvelles. En s’entourant de personnes qui nous ressemblent, la seule chose que nous réussirons à créer est un effet de groupe où toute nouvelle idée est étouffée. Par ailleurs, lors de nos consultations avec nos collègues, évitons de les « ancrer » avec notre position. Limitons-nous aux faits pertinents et attendons d’obtenir leur point de vue avant de donner le nôtre;
  • Dans le cas de négociation, préparons adéquatement la stratégie avec notre client. Quel est le montant maximal ou minimal à offrir ou à accepter? Y a-t-il des enjeux autres que monétaires? Prévoyons différents scénarios de négociation. Dans tous les cas, assurons-nous d’obtenir des instructions claires et écrites de notre client avant la journée de négociation;
  • Préparons des listes de contrôle dans nos dossiers telles que le processus d’ouverture d’un dossier, le processus de recherche de conflits d’intérêts, l’entrée systématique des dates à l’agenda, etc. L’adoption de tels comportements est loin d’être enfantine. Ces comportements peuvent nous permettre de déceler un problème qui autrement serait passé inaperçu vu le rythme effréné de la pratique. En plus, ils limitent les risques d’oublis et réfrènent la tendance à tourner les coins ronds par excès de confiance;
  • De même, établissons des routines. À titre d’exemples, pensons à la prise de connaissance des courriels à des périodes spécifiques de la journée ou encore à la vérification de tous ses dossiers à intervalles de 60 jours. Ainsi, en cas de poursuites en responsabilité professionnelle, advenant l’absence d’écrit pour appuyer nos prétentions, nous pourrons à tout le moins témoigner de notre routine;
  • Enfin, interrogeons-nous sur nos motivations ou les émotions que le dossier suscite et qui pourraient teinter notre manière de l’aborder. Entrevoyons-nous le dossier comme pouvant donner un second souffle à notre carrière ou encore avons-nous déjà eu une expérience négative avec un dossier similaire?

En terminant, nous devons prendre un nombre considérable de décisions par jour. Malheureusement, pour économiser temps et énergie, il peut arriver que notre cerveau nous fasse prendre quelques raccourcis qui peuvent s’avérer plus nuisibles qu’aidants. Ces mesures préventives nous permettront d’être plus confiants de la qualité de nos décisions et réduiront les risques de poursuites en responsabilité professionnelle.

 

Références :

Craig E. Jones, “The Troubling New Science of Legal Persuasion: Heuristics and Biases in Judicial Decision-Making” (2013) 41: 1 Advoc. Q. 49.

Hammond, John S., Keeney, Ralph L. and Raiffa Howard, “The Hidden Traps in Decision Making”, dans Harvard Business Review, Janvier 2006, en ligne : https://hbr.org/1998/09/the-hidden-traps-in-decision-making-2. https://hbr.org/2006/01/the-hidden-traps-in-decision-making

Rock, Nora, “How neuroscience awareness and evolutionary psychology can help lawyers avoid claims and offer better client service”, dans AvoidAClaim, 21 février 2017, en ligne : https://avoidaclaim.com/2017/how-neuroscience-awareness-and-evolutionary-psychology-can-help-lawyers-avoid-claims-and-offer-better-client-service/.

Soll, Jack B., Milkman, Katherine L. and Payne John, “Outsmart Your Own Biases”, dans Harvard Business Review, mai 2015, en ligne : https://hbr.org/2015/05/outsmart-your-own-biases.

Wistrich, Andrew J. and Rachlinski, Jeffrey John, Implicit Bias in Judicial Decision Making How It Affects Judgment and What Judges Can Do About It (March 16, 2017). Chapter 5: American Bar Association, Enhancing Justice (2017), Cornell Legal Studies Research Paper No. 17-16, Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=2934295 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2934295.

Wolf, Robert F. “How to Minimize Your Biases When Making Decisions”, dans Harvard Business Review, 24 septembre 2012, en ligne : https://hbr.org/2012/09/how-to-minimize-your-biases-when.