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2020-06-01 Articles

L’influence de l’intelligence artificielle sur votre pratique : Y avez-vous pensé?

Juin 2020

Montréal est l’un des chefs de file dans le développement de l’intelligence artificielle. Cette technologie a considérablement changé le monde, notamment celui du travail où elle a fait des percées remarquables. Le domaine juridique n’échappera pas à cette nouvelle tendance et nous risquons dans les prochaines années d’assister à une transformation profonde dans la manière de fournir nos services juridiques. Selon une étude réalisée en 2017[1], le domaine du droit serait le onzième secteur d’activités le plus touché par l’intelligence artificielle. Devons-nous craindre pour nos emplois? Si nous en croyons plusieurs experts, la réponse est non. Toutefois, les avocats devront certainement se réinventer. En effet, certains experts émettent l’opinion qu’entre 13 % à 39 % des tâches juridiques pourraient être remplacées par l’intelligence artificielle[2].

Le présent article ne vise pas à se positionner sur le caractère bon ou mauvais de l’intelligence artificielle d’autant plus qu’aucune technologie n’est bonne ou mauvaise en soi. C’est plutôt l’usage que nous en faisons qui détermine son caractère salutaire ou non. Ainsi, l’objectif de ce texte vise plutôt à susciter votre réflexion sur l’avenir de la pratique et l’adoption de mesures préventives pour limiter les erreurs en lien avec l’utilisation de l’intelligence artificielle.

Définition de l’intelligence artificielle

Tout d’abord, il importe de bien circonscrire ce que nous entendons par intelligence artificielle. Une définition succincte consiste à définir l’intelligence artificielle comme « une intelligence humaine, manifestée par les machines »[3]. Autrement dit, les chercheurs aspirent à recréer l’ensemble des capacités cognitives humaines pour les transposer dans une machine. À ce jour, il semble que ces derniers n’aient pas été en mesure de reproduire toutes ces capacités humaines. En fait, les recherches en seraient à un stade nommé système expert où la machine « simule le raisonnement et la prise de décision d’un humain que dans un domaine d’expertise donné »[4].

Quelques exemples de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la profession juridique

Dans cette section, nous entendons donner un portrait global des possibilités qu’offre l’intelligence artificielle en matière de services juridiques. Voici donc quelques-unes de ces possibilités[5] :

L’optimisation de la recherche juridique[6] : Sans grande surprise, l’intelligence artificielle est bien intégrée dans plusieurs moteurs de recherche juridique traditionnels. Dans un tel cas de figure, l’intelligence artificielle permet, entre autres, d’affiner la recherche effectuée par l’utilisateur et d’améliorer la précision des résultats suggérés.

La révision documentaire[7] : De même, il existe des solutions technologiques qui permettent de réviser un important volume de documents et d’y relever des incohérences ou des clauses éventuellement problématiques. Les vérifications diligentes dans le cadre d’une transaction se prêtent bien à l’utilisation d’une telle technologie tout comme la préparation en vue d’une négociation.

La rédaction juridique / automatisation de documents[8] : Également, il est possible d’utiliser l’intelligence artificielle pour rédiger des contrats ou le mémoire descriptif d’une demande de brevet. Le fonctionnement de ces solutions technologiques est relativement intuitif. De façon générale, il appartient à l’avocat d’inscrire dans un questionnaire virtuel les informations qui doivent se retrouver dans le document. Puis, le logiciel génère une première version qui devra être peaufinée par l’avocat.

L’assistance dans le règlement des différends : D’autres plateformes permettent aux justiciables de régler leur litige sans avoir recours aux services d’un avocat. Soulignons notamment l’existence de la plateforme PARLe développée par le Laboratoire de Cyberjustice. Cette plateforme est utilisée par l’Office de la protection du consommateur et plus récemment par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail. Elle permet, entre autres, aux justiciables de négocier des offres de règlement dans le cadre de leur mésentente. Ceci dit, si les protagonistes n’arrivent pas à s’entendre, ils peuvent demander d’avoir recours à un médiateur afin de les aider dans la recherche d’une solution à leur litige. 

L’assistance dans la prise de décision[9] : Aussi, certains systèmes d’intelligence artificielle sont dorénavant en mesure de prédire les chances de succès d’un dossier et même de simuler un jugement. Le justiciable peut donc être épaulé dans sa prise de décision eu égard à son dossier et ainsi minimiser les coûts liés à un litige. Cette intelligence artificielle fait partie de la gamme de solutions technologiques aussi nommée justice prédictive. Brièvement, le système d’intelligence artificielle génère sa prédiction ou son jugement à l’aide de l’étude de la jurisprudence antérieure et des informations données quant aux faits pertinents du dossier[10].

Les tribunaux virtuels : Enfin, sachez que l’intelligence artificielle est utilisée pour créer des tribunaux entièrement virtuels. Ainsi, en Ontario, il est possible de saisir un tribunal numérique en matière de litige en copropriété[11]. Dans la même veine, la Colombie-Britannique s’est dotée d’un tribunal en ligne (Civil Resolution Tribunal) qui permet à un justiciable de faire trancher des litiges en matière de copropriété et de Petites créances[12]. Finalement, le Laboratoire de Cyberjustice travaille sur une nouvelle plateforme de tribunal virtuel qui pourra « modéliser en très peu de temps la plupart des grandes fonctions essentielles d’une chaîne judiciaire criminelle, civile ou administrative »[13]. La pandémie de la COVID-19 a accéléré le développement de tribunaux entièrement virtuels au Québec, notamment pour entendre les dossiers urgents en droit familial et criminel.

Nous avons donc identifié plusieurs sphères du domaine juridique où l’intelligence artificielle commence à s’imposer. Cela dit, cette percée technologique n’est pas sans susciter certaines inquiétudes. Aussi, nous vous proposons dans la prochaine section de dresser un portrait succinct des arguments favorables et défavorables à l’implantation de l’intelligence artificielle en droit.

Place aux débats[14]

Les défenseurs de l’intelligence artificielle mettent de l’avant qu’elle permettra aux juristes d’augmenter leur productivité et d’éliminer les tâches routinières sans réelle valeur ajoutée pour les clients. Il s’ensuivra une diminution des coûts pour ces derniers et par conséquent, une meilleure accessibilité à la justice. Par ailleurs, les avocats ne seront pas en reste puisque l’assistance apportée par l’intelligence artificielle leur permettra de prendre plus de dossiers. Également, l’intelligence artificielle leur assurera une meilleure capacité d’analyse des tenants et aboutissants d’un dossier.

Nonobstant ce qui précède, certains émettent des réserves eu égard à l’utilisation de l’intelligence artificielle puisqu’elle ne serait pas neutre. Les recommandations générées par les algorithmes sont fonction des données qui sont programmées par leur concepteur. Or, ce concepteur tout comme les données possèdent des biais. En effet, historiquement certaines communautés ethniques, sociales ou économiques ont davantage été discriminées par le système judiciaire. Cette discrimination s’est reflétée, notamment dans les décisions des tribunaux. Ainsi, considérant que les algorithmes utilisent ces décisions pour formuler des recommandations, la question se pose à savoir si l’utilisation de l’intelligence artificielle reproduira la discrimination du passé. De plus, un enjeu majeur réside dans l’autonomie décisionnelle de l’utilisateur de la technologie prédictive. Plus particulièrement, est-ce que l’utilisateur se sentira libre de dévier de la recommandation de la machine ou au contraire, se cantonnera-t-il servilement à cette recommandation[15]? Autrement dit, la crainte réside dans la perte de toute créativité dans l’élaboration du droit. Enfin, certaines tâches routinières telles que la recherche jurisprudentielle et la rédaction de contrat permettent aux jeunes juristes d’acquérir les connaissances qui leur permettront d’exceller. Dans la mesure où ces tâches seront à l’avenir confiées à l’intelligence artificielle, la formation en cabinet des avocats juniors devra être repensée.

Mesures préventives

Considérant les solutions technologiques présentement disponibles, les suggestions suivantes s’avèrent pertinentes :

Tout d’abord, le constat général qui ressort de ce qui précède est la nécessité que l’intelligence humaine demeure « derrière la machine ». De fait, les lois actuelles telles que la Loi sur le Barreau[16] ou le Code de déontologie des avocats[17] excluent toute référence à l’intelligence artificielle dans leur texte respectif. Force est de conclure que les avocats (dans une certaine mesure les conseillers en loi) demeurent les seuls à pouvoir poser les actes prévus à l’article 128 de la Loi sur le Barreau[18] et à être imputables de la qualité des services offerts. Ainsi, les avocats doivent surveiller le travail effectué par l’intelligence artificielle et s’assurer de respecter leurs obligations légales et déontologiques.

Dans cet ordre d’idées, le choix d’une technologie d’intelligence artificielle devrait être guidé par les critères de sécurité et de protection du secret professionnel.

Également, assurez-vous de bien comprendre les fonctionnalités de la plateforme utilisée, mais aussi ses limites. Ainsi, vous décèlerez plus facilement les erreurs commises par la machine. D’ailleurs, une utilisation avisée de l’intelligence artificielle implique que les paramètres de la technologie soient ajustés de manière à ce que toute ambiguïté soit portée à l’attention d’un humain[19].

Sensibilisez et offrez de la formation aux juristes et au personnel de soutien sur l’utilisation efficace et sécuritaire des solutions d’intelligence artificielle utilisées.

De plus, implantez au sein du cabinet une politique sur l’utilisation des technologies d’intelligence artificielle. Par exemple, une telle politique pourrait comprendre les éléments suivants :

  • La protection des données personnelles et confidentielles utilisées par les technologies d’intelligence artificielle;
  • L’utilisation restreinte de l’intelligence artificielle pour certains actes;
  • Une procédure de vérification des recommandations, prédictions et résultats émis par l’intelligence artificielle.

Obtenez le consentement de votre client avant d’utiliser une solution d’intelligence artificielle dans son dossier. Veillez à ce qu’il comprenne bien l’utilisation qui en sera faite. Vous pourriez notamment y inscrire une mention dans votre lettre-mandat.

Dans tous les cas, documentez votre dossier sur les démarches effectuées pour valider les recommandations, prédictions et résultats formulés par la solution d’intelligence artificielle.

En terminant, l’importante révolution technologique qui se dessine au sein de la profession juridique est de nature à donner le vertige. Néanmoins, il sera intéressant de voir comment nous réussirons à nous réinventer afin de procurer des services à valeur ajoutée à nos clients.

 

[1]  François Normand, 11 secteurs qui seront touchés par l’IA, Les Affaires, le 27 octobre 2017. Repéré à : https://www.lesaffaires.com/dossier/ia-comment-le-quebec-prend-part-a-la-revolution/l-intelligence-artificielle-touchera-tout-le-monde-mais-differemment-secteurs/598290

[2]  Me Alex Shee, Quand l’intelligence artificielle s’invite dans le monde juridique, conférence donnée le 15 juin 2017 dans le cadre des Journées du Barreau du Québec.

[3]  Id.

[4]  Soleïca Monnier et Erwan Jonchères, Intelligence artificielle et Justice canadienne, une conjonction néfique?, BlogueduCRL.com, le 15 octobre 2018. Repéré à : http://www.blogueducrl.com/2018/10/intelligence-artificielle-et-justice.html

[5] Ce texte se veut un outil d’information. Bien que le nom de certains logiciels y soit mentionné, le lecteur ne doit pas y voir une recommandation quant aux logiciels à utiliser dans le cadre de sa pratique. Il revient au professionnel d’effectuer les recherches appropriées pour déterminer l’outil technologique qui lui convient le mieux.

[6] Parmi les moteurs de recherche juridique utilisant l’intelligence artificielle, Me Alex Shee, préc., note 2 donne l’exemple de LexisNexis et Westlaw. SOQUIJ utilise également l’intelligence artificielle. Voir le site Internet de Element AI. Repéré à : https://www.elementai.com/fr/; SOQUIJ, Rapport annuel 2018-2019 : Nouvelle ère numérique de la justice. Repéré à :   https://soquij.qc.ca/documents/file/corpo_politiques/ra2018-2019.pdf

On y apprend notamment que SOQUIJ a collaboré avec Element AI et d’autres acteurs du milieu juridique sur un projet de traduction de termes et concepts juridiques en langage clair.

[7] Andrée-Anne Perras-Fortin et Eric Lavallée, L’intelligence artificielle au service de l’avocat : l’avocat robot est-il à nos portes?, le 26 septembre 2018. Repéré à : https://www.lavery.ca/fr/publications/nos-publications/3133-lintelligence-artificielle-au-service-de-lavocat-lavocat-robot-est-il-a-nos-portes-.html. Les logiciels d’assistance à la révision documentaire sont, entre autres, Luminance, Kira Systems et Thomson Reuters. Pour ce qui est d’exemples d’aide à la négociation, notons les entreprises LegalSifter et LawGeex.

[8] Andrée-Anne Perras-Fortin et Eric Lavallée, préc., note 7, mentionnent le logiciel Specifio. Voir aussi le site Internet de Thomson Reuters. Repéré à : https://www.thomsonreuters.ca/en/contract-express.html

[9]  Voir Tax Foresight et Employment Foresight de BlueJLegal, JusticeBot ou Ross Intelligence inc.

[10] Andrée-Anne Perras-Fortin et Eric Lavallée, préc., note 7.

[11] Voir le site Internet de Condominium Authority of Ontario. Repéré à : https://www.condoauthorityontario.ca/en-US/tribunal/

[12] Voir le site Internet de Civil Resolution Tribunal. Repéré à : https://civilresolutionbc.ca/

[13] Laboratoire de Cyberjustice, Le tribunal virtuel. Repéré à https://www.cyberjustice.ca/logiciels-cyberjustice/nos-solutions-logicielles/le-tribunal-virtuel/

[14] Les propos rapportés dans cette section sont notamment inspirés des textes suivants : Soleïca Monnier et Erwan Jonchères, La société des algorithmes – Partie 2, ExtraJudiciaire, vol. 33, nº1, février 2019, p. 5-6; Annaëlle Pembellot, Justice prédictive, solution ou simple reproduction du passé?, Laboratoire de Cyberjustice, 18 juillet 2019. Repéré à : https://www.cyberjustice.ca/2019/07/18/justice-predictive-solution-ou-simple-reproduction-du-passe/; Me Alex Shee, préc., note 2.

[15] Soleïca Monnier et Erwan Jonchères, préc., note 14; Annaëlle Pembellot, préc., note 14.

[16] Loi sur le Barreau, RLRQ, c. B-1.

[17] Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B-1, r. 3.1.

[18] Loi sur le Barreau, préc., note 16, art. 128.

[19] Andrée-Anne Perras-Fortin et Eric Lavallée, préc., note 7.

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